Exode des médecins algériens : Les chiffres et les raisons de leur départ (dossier)

Médecins étrangers - France -

Exode, fuite des cerveaux ou véritable saignée, peu importe les qualificatifs, la problématique du départ des Algériens qualifiés vers d'autres cieux, notamment vers le continent européen, refait surface. L'annonce du départ de 1200 médecins spécialistes a réactualisé le débat sur la perte des compétences algériennes au bénéfice surtout des Européens. Ce phénomène, qui interpelle les autorités, même si ces dernières le minimisent officiellement, interpelle aussi les spécialistes en statistique pour comprendre l’étendue de cette saignée.

En effet, peu d’études ont été produites pour cerner ce problème, même si en ce qui concerne l'immigration en général les chercheurs ont été prolifiques. En ce qui concerne la fuite des cerveaux en général, une étude réalisée en 2016 révèle déjà que l’Algérie est le pays qui produit le plus d'émigrants qualifiés. Cette étude intitulée « La fuite des cerveaux et le développement dans l’espace de l’UMA : le cas Algérie », réalisée par le Cread, indique que 267 799 personnes se sont installées dans les pays de l'OCDE. L'équipe de chercheurs, conduite par le sociologue Mohamed Saïb Musette, renseigne sur l’ampleur du phénomène de la migration qui touche particulièrement l’élite. Selon cette étude, sur les 267 799 Algériens de niveau supérieur en Europe, il y a 1,2 % qui sont titulaires d’un PhD (plus haut niveau d’études).

En ce qui concerne les médecins, cette étude révèle que déjà en 2014, ils sont 10 318 Algériens à exercer en France. Cependant depuis cette étude les chiffres ont évolué. Plusieurs sources affirment qu'environ 16 000 médecins algériens exercent actuellement en France.

Par ailleurs, une autre étude intitulée « L’émigration des médecins algériens : phénomène normal ou véritable exode ? », publiée le mois de janvier 2021 sur le portail OpenEdition Journals, révèle des informations plus détaillées sur le phénomène de l'exode des médecins algériens. Cette étude a tenté « d’appréhender le phénomène de la migration médicale que connaît l’Algérie depuis au moins trois décennies ». Elle a été réalisée à « partir de différentes sources de données, nous avons calculé des taux d’émigration à l’échelle globale et dans certaines spécialités », indiquent les rédacteurs.

L'Exode inquiétant des médecins algériens

Les rédacteurs de cette étude la plus récente dans ce domaine écrivent « d'après nos estimations, l’émigration de médecins algériens ne saurait être considérée comme un véritable exode si l’on s’intéresse à ceux qui ont obtenu leur diplôme en Algérie et exercent en France. Le ratio d’émigration de cette population s’élevait à 8,63 % en 2016. En revanche, si l’on considère le lieu de naissance, celui-ci s’élève à 23,35 %, un taux avoisinant ceux enregistrés par certains pays d’Afrique subsaharienne qui connaissent un exode inquiétant. Des pénuries de médecins menacent certaines spécialités particulièrement touchées par l’émigration à l’instar de la radiologie (24,69 %), de la néphrologie (24,85 %) mais surtout de la psychiatrie (40,27 %). Quels que soient leurs grades, les médecins du secteur public sont relativement mieux rémunérés que les cadres du secteur économique, mais beaucoup moins que les médecins exerçant dans le secteur privé et ceux exerçant dans certains pays étrangers. Le motif financier à lui seul ne peut expliquer la décision de migrer prise par de nombreux médecins algériens. Il y a donc lieu de chercher d’autres mobiles d’émigration ».

Explications de la fuite des médecins algériens

Selon l'équipe qui s'est attelée à cerner le phénomène, le départ des médecins algériens est le résultat d'une conjoncture mondiale. « Ces dernières décennies, sous l’effet de la globalisation des économies, les mouvements migratoires des travailleurs qualifiés ont révélé un renforcement notable des normes régulatrices des marchés nationaux du travail, des politiques migratoires sélectives, de l’internationalisation de l’enseignement supérieur et de l’homologation des diplômes. De plus, les progrès technologiques et la circulation des informations ont accéléré et facilité les projets migratoires. Pour les spécialistes de la question, ces facteurs favorisent les mobilités professionnelles », peut-on lire dans l'étude.

Plus particulièrement « la migration internationale des médecins est devenue un objet de recherche et une préoccupation majeure pour les pays en développement du fait des pénuries et des défis sanitaires qu’elle engendre. Elle constitue également un sujet d’intérêt majeur pour les pays d’accueil où les médecins étrangers aident à faire face aux pénuries en personnel médical, du moins à court terme », explique cette étude.

L'étude explique également que « l’approche traditionnelle des migrations internationales s’inscrit dans le paradigme de la fuite des cerveaux (brain drain). Elle considère les migrants qualifiés comme une source de coûts d’opportunités pour le pays d’origine et pour son économie en général. Par conséquent, la création d’une taxe à l’émigration avait été suggérée afin de compenser les pertes pour le pays d’origine. Toutefois, une nouvelle approche des migrations est apparue, qui remet en question les conclusions de l’approche traditionnelle. Elle met en avant les effets bénéfiques pour le pays d’origine (brain gain) comme les transferts de fonds, les investissements en formation de capital humain, le retour définitif ou temporaire de migrants participant au développement du pays ».

Par ailleurs cette étude explique que « la décision d’expatriation est souvent multifactorielle. En l’absence d’enquêtes qualitatives portant sur les raisons de l’émigration des médecins algériens, nous nous sommes intéressés aux salaires des médecins du secteur public, plus nombreux à émigrer que leurs confrères du secteur privé ». Le rapport explique que « le développement du secteur privé dans les pays à revenu faible ou intermédiaire contribue à la baisse du taux d’émigration des médecins, comme le montre une étude menée au Ghana, en Inde et au Pérou ».

Des salaires faibles pour les médecins dans le secteur public

L'étude suggère que « l’offre et le financement de soins de santé privés peuvent limiter le phénomène. En Algérie, l’attractivité qu’exerce le secteur privé sur les médecins n’est pas sans lien avec les différentiels de revenus ». Elle affirme qu'il « est vrai que les salaires des médecins dans le secteur public ne sont pas à la hauteur du travail fourni. Cette sous-valorisation a non seulement entraîné une forte inflexion vers le privé, mais a renforcé le désir d’émigration chez les jeunes médecins algériens ».

Cependant cette étude révèle que les salaires ne sont pas les seules motivations pour le départ des médecins. « Toutefois, si les incitations financières demeurent un levier pour garder un personnel médical motivé et productif, leur impact reste limité en matière de migrations internationales. Les conditions de travail, les perspectives d’évolution de carrière, l’investissement (principalement matériel) requis pour exercer dans le privé (notamment pour certaines spécialités comme la radiologie, l’anatomie-pathologie… ) et les caractéristiques sociodémographiques des médecins (genre, âge, lieu d’exercice, situation familiale…) sont autant de facteurs à prendre en considération », indique l'étude.

Cette étude indique également qu' « en 2018, un médecin généraliste de santé publique était rémunéré 80 121 dinars par mois, un spécialiste de santé publique 113 970 dinars. Du côté des médecins hospitalo-universitaires, un maître assistant percevait un salaire mensuel de 113 905 dinars, un maître de conférences B, de 136 942 dinars, un maître de conférences A, de 156 322 dinars, et un professeur, de 186 310 dinars. À ces salaires peuvent s’ajouter pour certains d’entre eux les indemnités de chefferie de service (34 000 dinars pour un professeur et 22 275 dinars pour un maître de conférences). Évidemment, en comparaison des revenus des médecins du secteur privé ou des pays développés, les médecins algériens du secteur public sont mal rémunérés. Les médecins du secteur privé, rémunérés à l’acte, le sont beaucoup mieux. Leurs salaires sont jusqu’à dix fois plus élevés que ceux du secteur public. Néanmoins, la double activité des médecins de l’hôpital dans le secteur privé leur permet d’augmenter leurs revenus, et de manière substantielle dans certaines spécialités très rémunératrices ».

Le vieillissement des populations européennes et le besoin de médecins

Le vieillissement des populations européennes accroît le besoin de soins, donc le besoin de plus de médecins. « L’un des facteurs clés de l’émigration des médecins dans les pays en développement est la taille et la qualité du secteur de la santé dans le pays d’origine. Un autre tient à des raisons démographiques : le vieillissement de la population implique l’accroissement de la cohorte des personnes âgées qui sont les plus grandes consommatrices de services médicaux. Le gap entre l’offre et la demande de soins ne cesse d’alimenter le phénomène migratoire et attise la compétition entre les pays développés pour accueillir les médecins du reste du monde. Ceci n’est pas sans conséquence sur l’accentuation des pénuries de médecins dans les pays d’origine », révèle l'étude.

En ce qui concerne l’Algérie, l’étude indique que les recherches sur le sujet ne sont pas nombreuses. Le rapport cite l’étude de Musette, Abdellaoui et Zehnati en 2016 ainsi que celle de Zehnati en 2016. Une étude qui montre que « les dépenses de formation médicale sont très lourdes pour les pays d’origine, sans aucune compensation de la part des pays d’accueil. Les auteurs suggèrent l’ouverture d’un nouveau dialogue social sur les questions migratoires entre les pays des deux rives de la Méditerranée, élargi aux pays subsahariens. Zehnati montre quant à lui que les médecins algériens semblent afficher une forte disposition à l’expatriation. Leur destination privilégiée reste majoritairement la France pour des raisons historiques et culturelles (un système de formation calqué sur le système français, l’existence de conventions interuniversitaires, etc.) ».

Taux d'immigration globale des médecins algériens

L'étude révèle que le taux d’émigration global calculé était de 23,35 % en 2016. « Ce calcul prend en compte tous les médecins nés en Algérie, quel que soit leur lieu de formation (France ou Algérie), et exerçant en France », a précisé le spécialiste Ahcene Zehnati, l'auteur de cette étude. « Le taux d’émigration (23,35 %) enregistré par l’Algérie (les médecins nés en Algérie, quel que soit leur lieu de formation), avoisine ceux enregistrés par les pays d’Afrique subsaharienne en 2006, à l’instar de l’Ouganda, de la Zambie ou de l’Éthiopie qui affichent respectivement 34,3 %, 27,9 % et 24,6 % », a-t-il précisé.

Cette étude explique que « si l’on s’intéresse uniquement aux médecins inscrits au TOM, ce taux est de 20,13 %. La différence s’explique par le statut particulier de certains médecins : faisant fonction d’interne (FFI) et praticien attaché associé (PAA). Ces derniers n’ont pas le plein exercice de la médecine en France et ne peuvent donc s’inscrire au TOM. Pour appréhender le phénomène, il faut s’appuyer sur les chiffres fournis par les associations professionnelles ou sur les statistiques migratoires dans les pays d’immigration, bien que ces données soient toujours incomplètes, car les associations ne tiennent compte que des professionnels officiellement autorisés à exercer (Fifaten Hounsou, 2014). Si l’on ne considère que les effectifs des médecins ayant obtenu leur diplôme en Algérie, installés en France et inscrits au TOM, le taux d’émigration baisse sensiblement (8,63 %) ».

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