Marocgate et corruption des instances européennes : comment fonctionne le lobbying marocain

Drapeaux Union européenne Maroc saturation réduite

Après l'affaire d'espionnage avec le logiciel israélien Pegasus, un nouveau scandale met en cause le Maroc. Une histoire de corruption d'eurodéputés et une enquête de la justice belge. Cependant, le Maroc a été ménagé par le Parlement européen, qui a pris des mesures contre le Qatar. Le Maroc est donc arrivé une nouvelle fois à se soustraire des sanctions et les analystes affirment que les pays européens sont permissifs et indulgents par rapport au Royaume. Cette situation est le fruit d'un lobbying exercé par le Maroc, selon d'autres analystes. D'où la question : comment le Royaume chérifien organise son lobbying ? Nous vous présentons donc un document qui explique la démarche marocaine.

Ce document, intitulé « Plan d’action à l’égard du Parlement européen », donne des explications sur la démarche marocaine et les lignes directrices que le Royaume donne à ses représentants. Ce plan se décline sur plusieurs volets. Les Marocains commencent par expliquer le fonctionnement du Parlement européen pour établir une stratégie de communication politique. Pour le Maroc, cette communication passe par 5 postulats. Il s'agit de :

  • la maîtrise du processus décisionnel au sein du Parlement européen
  • l'analyse de la configuration politique au sein du Parlement européen
  • la connaissance des thèmes de prédilection chez les eurodéputés
  • l'évaluation de l’activisme propolisario au sein de ce parlement
  • l'optimisation des possibilités offertes par le Statut avancé (statut attribué au Maroc)

Configuration politique au sein du Parlement européen

Ce document explique le processus décisionnel du Parlement européen. Il souligne que « le Traité de Lisbonne de l'UE, entré en vigueur le 1er décembre 2009, avait conféré au Parlement européen plus de compétences que par le passé. La procédure de co-décision est appliquée dans plusieurs domaines (agriculture, sécurité énergétique, immigration, justice..). C'est également le PE qui élit le président de la Commission, sur proposition du Conseil européen. Le collège de la Commission est soumis à un vote d'approbation. Ce vote couvre aussi le Haut représentant pour la politique étrangère. Dans le domaine des relations extérieures, le Parlement européen est consulté pour les accords internationaux, tels que les accords d'association et les accords commerciaux ».

Le document explicatif commence donc par étudier le parlement pour mieux cibler les eurodéputés amenés à servir les intérêts du Maroc. Il explique le processus décisionnel du Parlement européen (le Président, la Conférence des Présidents, la session plénière, …). Les Marocains expliquent également que les commissions parlementaires, au nombre de 20, ont pour rôle l'élaboration des rapports sur les propositions législatives. C’est en commission que se fait l'essentiel du travail sur les propositions de texte. Chaque groupe politique désigne un coordinateur pour chaque commission. Les compromis sont ainsi nécessaires entre les Groupes politiques pour la définition du calendrier des travaux de la commission et la programmation des auditions.

Les élections européennes de juin 2009 avaient confirmé le rôle prééminent du Parti populaire européen (premier groupe avec 265 sièges), des Socialistes (184 sièges) et des Libéraux (84 sièges). Le Groupe des Verts s'était également renforcé (55 sièges contre 43 lors de la précédente législature). Par nationalité, les 736 sièges sont répartis proportionnellement au poids démographique de chaque Émembre. Les plus gros contingents sont l'Allemagne (99 députés) ; le Royaume-Uni, l'Italie et la France (72 chacun) ainsi que l'Espagne et la Pologne (50 députés chacun). Ces contingents nationaux sont essentiellement répartis entre le PPE (42 allemands, 35 italiens, 29 français, 28 polonais et 23 espagnols) ; le Groupe Socialiste (23 allemands, 22 italiens, 21 espagnols et 14 français) et les Libéraux (12 allemands et 12 britanniques, 6 français et 6 italiens et 2 espagnols). Egalement, le « pouvoir » est équitablement réparti au niveau des Commissions parlementaires.

« Il ressort de ces éléments, liés aussi bien au rouage décisionnel du Parlement européen qu'aux forces politiques qui le constituent, que nous sommes en face d’une institution législative totalement particulière, dans la mesure où la règle universelle majorité/opposition ne joue que de façon marginale, le principe de compromis est toujours de mise et le nomadisme idéologique des députés européens en fait des cibles plutôt fragiles », affirme le document, qui explique aussi qu'un « un groupe politique pourrait être numériquement minoritaire (comme c’est le cas des Verts), mais politiquement influent. Les eurodéputés, qui ont généralement une double obédience (nationale et partisane) pourraient être tentés de défendre des causes de circonstance. Le double critère nationalité/groupe politique est insuffisant. Il ne pourrait à lui seul constituer une grille de lecture du Parlement européen ou tracer une cartographie politique fiable de celui-ci ».

« Le caractère sui generis du Parlement européen souligne la pertinence d'assurer un suivi continuel des trajectoires d'eurodéputés cibles et de leurs prises de position respectives. Il laisse surtout apparaître l'urgence d’une stratégie multidimensionnelle, impliquant plusieurs acteurs nationaux et agissant à divers niveaux », peut-on lire dans le document.

Thèmes de prédilection des députés européens

Au titre de sa 7e législature (2009-2014), les thèmes de prédilection du Parlement européen portent sur la crise économique, l'insécurité, le changement climatique, l'immigration et le terrorisme. À titre secondaire viennent les sujets liés à la Construction européenne, tels que l'euro, l’agriculture, le rôle de l'UE sur la scène internationale.

Le PE retient les priorités relatives à la croissance, la sécurité, la lutte contre le changement climatique, les défis démographiques de l’Europe et l'unification de l’action de l'Europe unie au niveau international. Le Groupe socialiste s'intéresse à la relance économique, la justice sociale, la lutte contre le changement climatique, l'égalité des sexes, l'immigration et la promotion du Statut de l’Europe comme partenaire international. Le Groupe Libéral met en avant le renforcement des libertés civiques, le renforcement et l'élargissement du marché unique, la réforme du système financier, le changement climatique, la sécurité énergétique et un rôle plus efficace de l’UE sur la scène internationale. Les Verts accordent la priorité à la protection de l’environnement, le développement durable, la protection sociale, la sécurité énergétique et les énergies renouvelables, un meilleur traitement aux immigrants et un rôle promoteur de l’UE en matière de paix, de démocratie, de droits de l’homme, de développement durable.

Activisme propolisario

Pour contrecarrer l'activisme en faveur du Sahara occidental, le Maroc commence par identifier les eurodéputés favorables à cette cause. Dans le document marocain, il est indiqué que « les eurodéputés membres de l’intergroupe Sahara seraient au nombre de 63. La liste n’est pas officielle et le nombre est largement exagéré ». Le document souligne que « les italiens représentent une large majorité au sein de l’intergroupe, avec 36 membres, suivis des espagnols (8 eurodéputés). La "force de frappe" de cet intergroupe est constituée de Raul Romeva i Rueda, Willy Meier, Ana Maria Gomes, Miguel Portas et Jill Evans. Ils réussissent souvent à mobiliser des eurodéputés de divers groupes politiques qui ne sont pas connus pour l’activisme propolisario ».

Le document explique également, concernant ces députés qui soutiennent la cause du Sahara occidental, que « leur activisme porte sur un flux ininterrompu de questions écrites et orales à la Commission et au Conseil en faveur des activistes séparatistes. Les thèmes de prédilection sont les prétendues violations des droits de l’homme l'Accord de pêche et l'exploitation des ressources naturelles ».

Image du Maroc au sein du Parlement européen

Dans ce document, le Maroc se targue de sa renommée en Europe, on peut y lire que « le Maroc jouit d’une image globale largement positive. Il est cité comme modèle d’un pays du Sud qui réussit son rapprochement avec l’Europe. Il est perçu par la majorité des eurodéputés comme le pays du Statut avancé et qui a accompli la meilleure performance en matière de PEV ». Le PEV étant la politique européenne de voisinage.

Cependant, il nuance en affirmant que cette image est « fragilisée par certains faits qui commencent à focaliser l'attention des eurodéputés qui s'intéressent à notre espace (liberté d'expression, réforme de la justice, gestion de la migration subsaharienne, voire certains cas individuels) ». Le document explique également que « d’un point de vue régional, le Maroc focalise l’attention des députés européens par rapport aux autres pays de la région. Au titre de la présente législature, 72 questions ont porté sur le Maroc, 20 sur l'Algérie, 13 sur la Tunisie et 2 sur l'Égypte. Le même état de fait se vérifie concernant la nature des questions posées. Alors que le spectre sur le Maroc est de plus en plus étendu, on relève que les questions posées sur les autres pays se focalisent sur les droits de l’homme (Tunisie), les droits de la minorité copte (Égypte) et la mise en œuvre de l'Accord d'Association (Algérie) ».

Le document révèle également que le Maroc a des alliés au sein du parlement européen. « Par partis, le Maroc dispose d’un socle solide au sein du PE et du Groupe socialiste, nonobstant les actions de déstabilisation menées par certains eurodéputés. À l'inverse, il accuse un déficit d'image auprès des Verts et des Libéraux ».

Les axes que le Maroc cherche à promouvoir au sein du Parlement européen

Cette feuille de route mise en place par les Marocains en vue d'exercer des pressions sur les eurodéputés et de gagner en sympathie explique la démarche à avoir tant au niveau national qu'au niveau du Parlement européen. Au niveau national, il préconise la mise en place d’une commission interinstitutionnelle (MAEC, Parlement, Intérieur et Conseil Supérieur de la Défense Nationale) qui se réunira tous les 3 mois pour :

  • Assurer un suivi régulier des débats au PE et en recenser les thèmes récurrents.
  • Établir un flux continu d'informations entre le staff du Parlement Marocain et les assistants parlementaires des principaux députés européens (diffusion par mails de mémorandums et de notes sur les grandes questions nationales) ;
  • Établir un calendrier d'actions ponctuelles de communication politique à mener à l'égard du PE; audition d’un Ministre, invitation d’un groupe d’eurodéputés, lettres d’information.

Au niveau du Parlement européen, le document explique que les Commissions affaires étrangères des deux Chambres devront constituer en leur sein un groupe informel de députés qui se spécialiseront progressivement dans l'UE et les affaires méditerranéennes, et ce, indépendamment de la Commission parlementaire mixte.

Les partis politiques marocains sont appelés à étendre leurs réseaux d'amitié aux Groupes politiques du PE. « La conclusion d’accords de coopération entre les partis politiques européens et leurs homologues marocains est à encourager. Ce rapprochement, prévu dans le Statut avancé, pourrait prendre la forme d'invitations aux congrès et meetings locaux ou l’organisation de séminaires et tables rondes sur le partenariat Maroc-UE ou sur tout autre thème d'intérêt commun », peut-on lire dans le document.

À l'échelle du Parlement, ils visent à renforcer la Commission parlementaire mixte : « Cette structure devra être renforcée pour consacrer le rôle joué par le parlement marocain dans la mise en œuvre de la politique étrangère de notre pays, notamment la question nationale. Elle devra se réunir de manière plus régulière (4 fois par an, alternativement à Rabat et à Strasbourg) ».

Le Groupe d'amitié Maroc-PE

Au titre de la précédente législature, cette instance a eu des activités occasionnelles. L'idée est d'en placer à la présidence une grosse pointure du PE et de rallier de nouveaux profils avec les caractéristiques suivantes : originaires des pays nordiques et des PECO, femmes, jeunes députés allemands d'origine turque. Ceux-ci sont très actifs et pourraient avoir un rendement appréciable. Le Groupe doit être doté d’un calendrier annuel de rencontres régulières et en impliquant les autres groupes d'amitié qui existent entre le parlement marocain et des parlements nationaux des États membres pour influencer positivement leurs confrères au PE en faveur du Maroc.

Parlements euro-méditerranéens

Jusqu'à présent, la présence marocaine dans l'APEM (Assemblée Parlementaire euro-méditerranéenne), à l’Assemblée parlementaire de la Méditerranée (APM) et à celle de l'OSCE n'est pas capitalisée de manière optimale. Cet état de fait risque de se répéter avec l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), où notre Parlement pourrait devenir observateur. Or, du moment que plusieurs personnalités européennes sont présentes dans ces instances, l’idée est de rentabiliser l’image de marque du Maroc dans ces instances.

L'objectif à terme est que nos députés et conseillers intègrent les réseaux parlementaires européens qui se recoupent souvent. Certes, dans tous les parlements nationaux des États membres, il existe un partage de compétences entre la Commission affaires étrangères (compétente pour les relations avec les pays tiers) et la Commission Affaires Européennes (compétente pour les questions communautaires).

Toutefois, des passerelles existent et il nous appartient de les explorer. À cet égard, il est intéressant de relever que la Chambre des Représentants compte des groupes d'amitié avec tous les parlements nationaux des 27, mais leur rendement demeure occasionnel et leur impact pourrait être perfectible.

Pays à cibler en priorité

« Par contingents nationaux, les PECO comptent plus de 200 eurodéputés. C’est un gisement de voix appréciable dans la mesure où ils sont des députés "neufs et neutres" potentiellement sensibles à nos messages. Bien naturellement, nos députés devront bannir le discours selon lequel l’UE s’est focalisée sur son voisinage Est au détriment de la Méditerranée ».

Thèmes à développer

« La dynamique des réformes et de modernisation mise en œuvre par notre pays est toujours citée comme une référence dès lors que le Parlement aborde la situation dans l’espace euro-méditerranéen. Aussi, notre action de communication devra être multidimensionnelle (touchant, en plus de la question nationale, les droits de l’homme, la lutte antiterroriste, le champ religieux, etc.) et "transeuropéenne" (allant vers les députés des nouveaux États membres) ».

« Il s’agit d'investir le créneau du développement durable principalement en direction des Verts, le Maroc pourrait également explorer les nouvelles possibilités ouvertes avec le Conseil de l'Europe dans le domaine de la lutte contre la violence conjugale ; la justice électorale ; l’accès à la Justice ; les droits de l'enfant ; lutte contre les stupéfiants ; l'audiovisuel. L'objectif est de mettre en adéquation les concepts européens avec la démarche progressive et méthodique empruntée par le Maroc dans tous ces domaines ».

Lobbying du Maroc en Europe

La relation Maroc-UE a connu, à la faveur du Statut avancé, une extension de son périmètre d'activité et une complexification de ses thèmes. De plus, l'UE se montre de plus en plus exigeante sur des sujets sensibles (réadmission, "valeurs européennes" en matière de droits de l’homme, liberté religieuse, liberté d’expression, etc.). Également, au sein du Parlement européen, les députés antimarocains continueront d’ourdir leurs manœuvres, avec comme thèmes de prédilection le Sahara, l'exploitation des ressources naturelles, la liberté religieuse (prosélytisme), la liberté d'expression (cas individuels) ».

« Aussi, le recours aux services d’un cabinet de lobbying est très important. Il est préférable qu'il soit d’obédience anglo-saxonne. Il permettra au Maroc de constituer au sein du PE un réseau d’eurodéputés, mais aussi de staffers, de plus en plus influents au sein de l'hémicycle. »

Conclusion

En conclusion et d'après ce document, le Maroc cherche à maîtriser le processus décisionnel au sein du Parlement, à analyser la configuration politique et les thèmes de prédilection des eurodéputés, à contrer l'activisme en faveur du Sahara occidental, et à promouvoir certaines de ses positions au sein du Parlement. Pour y parvenir, le Maroc préconise la mise en place d'une commission interinstitutionnelle, le renforcement de la Commission parlementaire mixte, la création d'un groupe d'amitié Maroc-PE, la participation à des parlements euro-méditerranéens, et la conclusion d'accords de coopération entre les partis politiques européens et marocains.

C'est cette démarche qui lui a permis d'éviter des représailles européennes, notamment dans l'affaire Pegasus. Cependant, cette affaire « Marocgate » est scrutée par la justice belge et il n'est donc pas à exclure qu'à l'avenir, le Royaume chérifien soit la cible de sanctions de la part de l'Union européenne.

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